Recel de motifs et explosions douces : les relevés biomorphiques de Thomas Tronel Gauthier

 

La trajectoire plastique de Thomas Tronel Gauthier se dessine dans le temps à la manière du sillage qui s'étire à la surface de l'eau. Mouvement subtile imprimé en creux puis en relief par le liquide, se déployant et s'apaisant jusqu'à retrouver sa planéité vibrante d'origine, ce phénomène est une illustration parmi tant d'autres des petites manifestations ordinaires du déplacement de la matière. Ce sont ces formes articulées en motifs, ces traces nées de la rencontre des particules solides, liquides et gazeuses disséminées dans la nature qui constituent le cœur de la quête délicate de cet artiste. La délicatesse, certainement l'une des particularités premières de son travail, comme celle d'un hommage qu'il aurait tenu à rendre à une simple feuille d'arbre et à l'harmonie fascinante du déploiement de ses nervures. 

 

Plein air et matières pleines

La série intitulée The Last Piece of Wasteland  est composée de moulages effectués à même le sol, reproduisant les dessins que la mer du nord imprime sur le sable lorsqu'elle se retire, laissant apparaître une fois basse une plage humide aux reliefs sinueux. Ces reproductions sous forme de plaques fragmentaires semblent scinder dans la masse l'éphémère et l'éternel, incarnés par ces formations vouées à disparaître et réapparaître, à la fois autres et similaires, rythmées par le cycle incessant des marées. Si la forme est reproduite à l'identique, la couleur appliquée à la résine est beaucoup plus sombre que celle du sable, introduisant un contraste visuel fort puisque l'aspect ainsi obtenu rappelle la roche volcanique ou encore le goudron, après solidification. Marée noire ou terrain calciné, la catastrophe ne semble pas être bien loin.  C'est tout du moins ce que suggère ce titre, Le dernier terrain vague : une mystérieuse disparition est sur le point de se produire. Mais de quel « terrain vague » s'agit-il ? Dans cet étrange scénario, « quand la mer monte » (1) c'est le sable qui coule à flot et transforme les salles de bain émaillées d'antan en déserts domestiques. La baignoire îlot n'a jamais aussi bien porté son nom que dans l'incarnation de cette vision onirique, où inquiétude et apaisement sont tour à tour convoqués.
La question de l'échelle spatiale et temporelle est centrale puisque ces motifs sont issus d'une matrice à variantes multiples entre micro et macro : les sillons creusés par les fleuves ou les rivières à travers plaines et montagnes produisent des formes semblables à celles imprimées sur la plage. C'est particulièrement prégnant dans la série de photographies Hanamate / Dessins de sable, qui pourraient tout aussi bien être les prises de vues aériennes d'un estuaire ou d'un delta.

Chez Thomas Tronel Gauthier, le moulage est  le moyen d'effectuer des prélèvements, d'archiver les éléments naturels qu'il sélectionne. Cette collecte correspond à la recherche d'un dénominateur commun, dont l'étude relève de la morphogénèse, autant de manifestations permettant de rendre visibles les constantes des lois de la physique qui régissent la matière.  La terre, l'eau, l'air, le minéral et le végétal font donc l'objet d'une minutieuse observation, constituant les matériaux de prédilection qu'il emporte dans son atelier. Commence alors son travail d'expérimentations techniques visant à reconstituer et transformer ces phénomènes avec ses propres outils : les matières composites remplacent ou coexistent avec les éléments naturels qu'ils imitent, comme dans Territoire #2 où résine et sable viennent fondre le naturel et l'artificiel en une seule et même texture.

 

De l'organique au synthétique

L'arborescence systématique que l'on peut retrouver dans l'écoulement de l'eau, dans la formation des vaisseaux qui drainent les liquides vitaux à l'intérieur des organismes, sève, sang ou lymphe, a fait l'objet d'un travail de longue haleine qui se construit depuis 2009. Bons Baisers d'Halong Bay en sont les prémices, sortes de balbutiements annonciateurs d'une série aux déclinaisons de supports et de couleurs visibles entre autres dans Native Tongue (A fresco) en 2010, dans la série de Peinture Noire #1 #2 et #3, la Stèle morphogénique (céladon) en 2012,  les Peintures Outremer en 2013, et en dernier lieu les Peintures en vert de chrome en 2014.
En décollant deux surfaces entre lesquelles la peinture a été préalablement étalée, celle-ci se répartit entre les supports et avec l'étirement de la matière apparaissent les formes arborescentes. Luttant avec la gravité qui tour à tour suscite et altère la formation du motif, Thomas Tronel Gauthier parvient à parfaire sa technique, guidant la peinture pour contrôler à la fois la forme globale de la tâche sur la toile et le déploiement des ramifications de plus en plus fines et étendues. Bons Baisers d'Halong Bay, série de rectangles de papier offset dépliés, illustre à merveille la genèse du procédé et la simplicité du geste originel.

Eprouvant l'élasticité du polymère, la matière du sculpteur emprunte donc le même chemin que la substance naturelle. On retrouve ce même processus dans la fabrication de Corail de terre #1 et #2,  ou c'est cette fois-ci le plâtre qui vient s'infiltrer dans les fissures d'un sol agricole, épousant jusqu'aux plus infimes de ses craquelures. L'apparition en négatif du vide crée par les failles rappelle étonnamment les réseaux polymorphes des récifs coralliens, comme si même les manifestations invisibles de ce phénomène morphogénique étaient simplement le pendant inversé d'éléments en reliefs existants. Impossible d'échapper aux lois qui régentent la prolifération de la matière ; cette illustration par le vide en est encore la preuve.

A la lisière entre minéral, végétal et animal, les formations hybrides que sont les coraux et les éponges semblent faire l'objet d'une fascination particulière chez cet artiste. Les deux pièces Récif d'éponges (2007) et Alguorescences (2009/2010) ont ainsi en commun la fragilité du matériau, soulignée par une blancheur cristalline. Respectivement en porcelaine et en polystyrène extrudé, mêlant naturel et artificiel encore, cette fragilité n'est pas sans évoquer l'action du temps et les modifications qu'elle imprime sur l'état de la matière : calcification, fossilisation, érosion sont autant de phénomènes abrasifs qui altèrent les éléments solides, créant des surfaces poreuses, douces ou tranchantes, lisses ou proliférantes, compactes, cassantes ou friables. Un état ponctuel et mouvant donc, qu'il tente de fixer dans ses compositions.

Cette friction entre des catégories a priori bien distinctes se retrouve d'une autre manière dans la formation des coquillages, animaux producteurs de la matière minérale qui les abrite, et autre forme récurrente dans la pratique de Thomas Tronel Gauthier. Les Coffrets puis la Valise aux morphogénèses (2011)contiennent les coquilles, sorte de mise en abime du contenant ici contenu : coffrets et valise deviennent les terrains de jeu du négatif et du positif puisqu'une fois la boîte refermée les moulages s'emboitent parfaitement, ne laissant qu'un espace plein.
Ses premiers coquillages en pâte de verre de Segalliuqoc Acanthocardia (2007) jouent sur la tromperie : contrairement aux apparences il n'a pas moulé  chaque coquille, mais le vide qui s'immisce entre elles quand on les superpose : matérialisation du vide et inversion, encore.
L'intérêt de cet artiste pour les coquillages trouve un prolongement naturel lorsqu'il se rend en Polynésie pour une résidence de trois mois. Les Oracles (2012/2013) est une série représentant des images de champignons atomiques gravés à l'intérieur de grands coquillages nacrés. La forme géométrique du champignon vient ainsi parfaitement s'y inscrire et semble faire écho à l'irrégularité de leurs contours. On retrouve cette double temporalité de l'instantané et de l'immuable, l'explosion furtive et les radiations stagnantes, cristallisés ensemble à la surface de ce support, dont le contraste entre un recto d'une finesse irisée exquise et un verso minéral âpre et rustique vient accentuer l'impact visuel. Le symbole persiste, sachant que la coquille et la capacité de son hôte à produire des perles est attachée au champ de la fécondité.

Du vide ou du vivant : croyances et quête de sens

A l'occasion de cette résidence particulièrement marquante, l'imprégnation de Thomas Tronel Gauthier est à la fois biologique, technique et mythologique. La gravure sur nacre est une pratique artisanale qu'il s'approprie dans Oracles, tout comme la forme des pilons en lave, objets traditionnels aux multiples déclinaisons locales qu'il réalise dans Ke'a tuki (2012), pièce qui « traite du rapport culturel à la copie qu'entretiennent les habitants des Marquises. Copier, c'est en effet assurer la transmission des ancêtres. Partant d'un exemplaire traditionnel de pilon typique de l'île d'Hiva Oa, réalisé par un sculpteur local, s'en suit une série de huit « clones » qui se dépigmentent par étapes, formant un nuancier de gris jusqu'au blanc » (2).
Cette œuvre polysémique met à nouveau en scène l'effacement et la disparition, mais cette fois d'un point de vue symbolique, comme c'est aussi le cas dans l'installation Carte postale des tropiques, dans laquelle il soumet une photographie couleur imprimée sur du papier aquarelle à l'action de l'eau, processus de détérioration volontaire reproduisant en accéléré le passage du temps qui à terme rend les images surannées, comme ces souvenirs perdus dans un passé aux repères diffus. 

De manière transversale, le travail de Thomas Tronel Gauthier est parsemé d'évocations religieuses et de formes liées au sacré. Différents types de croyances, de rituels et de spiritualités apparaissent en filigrane, sans hiérarchie aucune : la taloche de maçonnerie en bois de sa Nativité (2011) tapissée de feuilles d'or semble avoir revêtu l'apparat des icônes anciennes ; ses Peinture lenticulaire #1 et #2 évoquent certes le procédé qui permet de produire une impression de relief changeant, mais le choix de ce format n'est pas sans rappeler celui du Tondo propre à la renaissance, souvent réservé aux représentation de sujets mythologiques, religieux ou symboliques ; le Petit Fétiche d'Atunoa (Paeore) (2012) évoque quant à lui la cosmogonie et les traditions polynésiennes dont les sculptures totémiques sont nombreuses, notamment à travers la figure mythologique des Tiki.
Entre naturel et surnaturel, la sacralité intervient comme le témoin d'une quête de sens qui a été la source de production de formes qui à leur tour viennent s'intégrer à son répertoire, à la manière des éléments profanes ou triviaux issus de la vie pratique.
L'élément vivant lui-même apparaît à travers ces bribes indicielles qu'il dissémine au cours de ses déplacements et de ses états transitoires. Il s'incarne partout par son absence. La seule pièce où il apparaît directement, c'est sous la forme d'un être mythologique, tout du moins par le nom local qui lui a été attribué, puisque cette Sirène (2012) qu'il parvient à filmer en Polynésie, n'est autre qu'un animal dont l'évolution est à un stade intermédiaire : ce petit poisson a développé un moyen de ramper à l'aide de ses nageoires. Ballotté par les remous de la rivière, il s'extrait de son milieu aquatique pour se nourrir des algues et des minuscules coquillages accrochés sur les rochers. C'est à nouveau l'aspect de la mutation et de l'hybridité qui transparaît. A cheval entre deux milieux, cet être encore inadapté est en proie à une grande vulnérabilité.

A la lisière entre différents espaces et temporalités, Thomas Tronel Gauthier interroge le rapport entre d'une part un savoir scientifique issu des données physiques et biologiques et d'autre part un héritage symbolique imprégné de croyances et de mythologie. L'inerte et le vivant apparaissent par le biais des empruntes de leur perpétuelle interaction, à la fois produits et producteurs d'un environnement dont le mouvement rythme inlassablement les apparitions et les disparitions.

Noémie Monier

 

1. Référence au titre de cette pièce intitulée Le dernier terrain vague (quand la mer monte) présentée en octobre 2010 dans l'exposition RELATIVES à la Villa Cameline de Nice
2. Selon les termes de l'artiste