Le travail de Thomas Tronel-Gauthier constitue une recherche sur la potentialité même des matériaux, une interrogation sur la sculpture et l'objet, développées à travers des thèmes en apparence classiques tels le passage du temps, le familier, l'opposition entre l'attrait et la répulsion. Un jeu de dichotomies s'instaure entre le périssable et le durable, l'attirance et le dégoût, la séduction et la répulsion incarnés par exemple par les petites sculptures intitulées Les Os à Moelle Roudoudoux (2007). Saveur sucrée de la fraise ou épaisseur grasse de l'Osso Buco ? Sauce, coulis, moelle, caramel ? En cinq ronds rouges sur fond blanc, les bonbons des cours d'école sont offerts à la dégustation dans des os à moelle polis. Ces os troués, gavés d'une substance gélatineuse, viennent se substituer aux coquillages de notre enfance. Disposées sur un socle de verre blanc, ces tiges à l'extrémité rougeoyante évoquent presque une concrétion de coquillages ou de coraux, rassemblés pour former des corps ronds et synthétiques. Mais du contenant osseux naturel est retiré tout organisme vivant pour en faire un élément neutralisé par sa charge esthétique même. Le geste de succion auquel le contenu invite tisse un lien ambigu entre l'aspect ludique et enfantin de la sucrerie, et une pratique de délectation de la chair plus proche du cannibalisme qui ne laisserait subsister que la carcasse osseuse et sa fibre. Regorgeant d'odeurs et de saveurs, ces Os à Moelle Roudoudoux nous font succomber à une irrésistible tentation douce-amère.

Thomas Tronel-Gauthier rend au matériau visibilité et autonomie, tout en interrogeant la présence des objets et le regard que nous portons sur eux. Le doute s'inscrit à nouveau face au Récif d'éponges (2007) où sont explorées les capacités substantielles du matériau. Des spécimens naturels patiemment collectés et des échantillons de produits industriels se côtoient dans une présentation quasi biologique de l'accumulation. A travers eux, l'artiste explore le cycle de production des matériaux qui constituent notre environnement quotidien, depuis leur origine jusqu'à leur devenir potentiel. Tel un organisme en perpétuelle mutation, cette sculpture d'éponges prolifère, de germinations incontrôlées en dessiccation et altération des matières, comme autant de manifestations de l'énergie fébrile du vivant. Toutefois, par un processus de transmutation du matériau, l'éponge a disparu pour devenir porcelaine. « Matière première », support altéré et hétéroclite, surface monochrome, le réseau fossilisé s'est départi de sa capacité de rétention d'eau et questionne insidieusement l'identification hâtive des formes et l'assignation automatique d'une fonction à un matériau. Mis à part le motif que nous reconnaissons (régulier pour l'éponge de cuisine, plus hasardeux pour l'éponge de mer), quel repère désormais convoquer pour dissocier le naturel de l'artificiel ? Dans le processus de fossilisation, c'est presque une interprétation réactualisée du motif de la nature morte qui se déploie. En se matérialisant par l'omniprésence d'une exploration de la matière et la recherche perpétuelle d'une esthétique du matériau (marbre, verre, céramique), le travail de Thomas Tronel-Gauthier interroge le statut de l'objet et de sa représentation. Sans Titre [Made in Italy] – Moule en madeleines [Made in France] (2005-2006), qui a été réalisé suite à un séjour à Bologne où l'artiste a perfectionné sa taille du marbre, en est une illustration. La première partie de l'œuvre est un moule de marbre pour six madeleines gravé en négatif. Pressé contre la matière culinaire, il vient y dessiner les rainures de ses coques. Aucune stratégie d'action ne pourra mener à l'obtention du met rendu savoureux par l'évocation proustienne du souvenir. Incarné en marbre blanc, ce moule inutile fait face à son non-résultat : un agglomérat de madeleines industrielles, où la marque du gâteau vient s'inscrire en négatif et forcer la matière en creux. La couleur non uniforme de cette pâte industrielle périssable, compressée par un moule qui deviendrait presque la stèle commémorative d'un banquet non advenu, dessine alors des veines rappelant la marmoréenne matrice et initie une réflexion autour du processus de création lui-même, tissant en filigrane une réflexion sur la fabrication de l'image. Technique traditionnelle dans la fabrication d'objets utilitaires comme dans le champ de la sculpture, le moulage sert à transposer la mémoire de l'objet.

L'endroit/l'envers, l'identification hâtive, la frontière entre l'artifice et la nature sont également mis en branle dans l'œuvre Segalliuqoc Acanthocardia (2007), série de petites pièces en pâtes de verres, fruit d'une matérialisation par le moulage du vide pris entre deux coquillages superposés. Le titre même de l'œuvre se joue de ce renversement, et l'inversion du sens de lecture du terme « coquillages », dont le rendu évoque un terme latin, semble moquer la logique de classification scientifique des espèces naturelles. En renvoyant à la relation renouvelée de la sculpture au sol, le dispositif de cet ensemble oblige le curieux à limiter au mieux les vibrations suscitées par ses pas, entraînant un inévitable déplacement des œuvres. Une fois moulé, l'objet, résultat du moulage initial d'un interstice, est ainsi devenu une sorte d'image, presque plus forte que l'objet lui-même. L'écho entre une forme originelle et sa trace se retrouve dans Les Nappages (2007) de Thomas Tronel-Gauthier, réalisées à partir de cristal liquide versé sur des flans alimentaires colorés. L'aléatoire couche protectrice, loin de parachever la conception de l'aliment, vient au contraire l'emprisonner, le conserver sous cette enveloppe isolante, avant d'accélérer son affaissement programmé. Empreinte de ce qui a été, le précieux matériau est ce qui demeure ; il structure la matière dans une mise en forme du vide. La trace d'un geste à échelle humaine s'inscrit sur la surface industrielle. Le passage altérant du temps et de l'environnement naturel vient de façon irrémédiable détruire les poissons de sel de En suspend (2007), qui virevoltent à leurs filins suspendus au-dessus d'un bassin empli d'eau. Le paradoxe et l'humour sont au cœur de la délicate Baignoire en savon (2006), qui reprend la forme d'une baignoire à pieds en fonte. Bien que conviant au délassement du bain par son galbe sensuel, la structure est trop petite pour accueillir un corps de proportion normale. Nul ne peut utiliser cet outil indispensable au quotidien sans engendrer l'irrémédiable détérioration de l'œuvre de savon. L'artiste s'amuse – et nous avec lui – à décontenancer le contenant par son contenu. Cette posture factice ne critique pas l'objet quotidien et les gestes qui l'accompagnent, mais elle interroge l'imaginaire que suscitent ses apparences et révèle l'adéquation immédiate qu'en consommateurs pressés nous attendons entre un matériau et son usage.

En interrogeant à la fois la notion de l'intime dans la pratique artistique, les valeurs attribuées au matériau et leur devenir potentiel, la place de l'artiste dans le quotidien et la désacralisation de l'œuvre, l'art de Thomas Tronel-Gauthier vient, dans un perpétuel jeu de dupe, ébranler la distinction entre sculpture et objet. Ses recherches se confrontent aux choses usuelles, domestiques, quotidiennes et en relèguent l'usage fonctionnel pour leur attribuer uniquement un usage imagé, parfois imaginaire et onirique, par l'intermédiaire d'une matière qui apparaît désormais comme un champ de possibilité ouvert aux métamorphoses.

Claire Migraine

Texte écrit dans le cadre de l'association Sans Titre 2006 formée avec Mathilde Guyon et Nicolas de Ribou