The World is an island
Penser le Monde par l'infime
Avec cette exposition, la première à Paris depuis son retour d'une résidence d'artiste de six mois à New York , Thomas Tronel-Gauthier continue d'interroger le monde et la place qui nous y est donnée en captant ses multiples incidences physiques pour ensuite les extrapoler patiemment jusque dans le langage artistique qu'il privilégie pour nous les donner à voir et penser. (1)
Penser l'infime
A l'instar d'un Richard Long qui couche la trace d'un pas, d'un geste, à l'échelle du monde ou d'un Andy Goldsworthy qui "travaille avec une feuille sous l'arbre sous lequel elle est tombée", Tronel-Gauthier choisit de convoquer le monde et notre rapport à lui en traitant l'infime de manière à nous renvoyer à la conscience, et/ou à la sensation, de l'infiniment grand. Ses dispositifs, complexes dans leur mise en oeuvre et subtilement évocateurs dans leur état final, sont autant de rappels du lien que nous entretenons à l'habitat qui nous a faits. Comme ses illustres prédécesseurs du Land Art ou de l'Arte Povera, il intègre dans sa réflexion le fait que tout élément de la nature en mouvement - objet, forme, trace - est le produit hasardeux d'une conjonction de forces régies par l'ordre immuable de l'univers physique. Il partage aussi cette conscience de l'impermanence qui pousse à la capter, la rationaliser par un langage organisé, celui des formes ou des mots. A l'encontre de nombre de ceux-ci, qui citent ou dialectisent ces phénomènes naturels du transitoire en recréant un processus in situ, Tronel-Gauthier n'intervient pas sur le cours des choses. Il en « extrait » un épisode dont il va reconstituer en atelier la dynamique, afin d'arriver à une métamorphose d'ordre plastique à l'échelle de sa pensée. De son patient et minutieux processus de création, il ne maîtrise la labilité que jusqu'à un certain point : le point de passage entre nature et culture. Il en préserve par là même le principe d'indétermination en même temps que la charge signifiante qu'il veut lui conférer. Il explore le « sens que peut apporter la matière à la forme » en utilisant l'un des procédés les plus immémoriaux qu'a utilisés l'homme pour marquer son habitat ou en extraire des excipients à l'identique : l'empreinte, le moulage. Le premier dialogue inscrit avec la réalité du monde. Il donne ainsi à voir autrement une instance familière, revisite l'interaction des deux éléments qui régissent la planète : la terre et la mer, le solide et le liquide. Ses interventions sont néanmoins logiquement soumises elles aussi aux lois de la physique. Pour ce faire il n'hésite pas à manipuler les paramètres temporels. Pour les tableaux en arborescence par exemple, qu'il développe depuis quelques années, le processus de déploiement des nervures provoquées par la lente compression d'une nappe de peinture prise entre deux surfaces peut être interrompu ou infléchi. La série de Corail de terre de 2014 présente des mottes de terre sèche que l'artiste a prélevées puis "fossilisées" par des infiltrations de plâtre polyester et dont la ressemblance formelle à des éponges de mer peut renvoyer au Récif d'éponges de 2010, hybridation d'éléments naturels et synthétiques qu'il a agglomérés puis homogénéisés par une transmutation de matériau par la cuisson, en l'occurrence la porcelaine. Ces hybridations opérées par l'artiste sont des répliques, ou des reconstitutions, d'hybridations naturelles qu'il va figer en un temps accéléré par l'usage de la chaleur. La dimension temporelle, donnée essentielle de l'impermanence, est ainsi éliminée par la cuisson et l'extinction obtenue par elle de tout élément évolutif. L'élément de l'infime variation dans toute morphogénèse reste une donnée centrale dans la pratique de l'artiste. Le Récif d'éponges aux lampes à huile, inspiré par la découverte dans un musée grec d'un agglomérat de lampes à huile antiques, réunies, soudées, déformées, érodées, parasitées, par leur longue immersion en mer, réunit tous les différents procédés de l'artiste : la duplication, le moulage, l'hybridation – le mélange des matières, animales, végétales, minérales, puis ce qui s'apparenterait à une "cryogénisation" à l'envers, par la cuisson à haute température. L'élément fabriqué, la lampe, fait, par ailleurs, de la relique d'origine un témoin de l'histoire des hommes et de leur civilisation, c'est-à-dire, de ce qu'ils ont accompli à partir de leur conditions naturelles.
Penser le monde
Penser le monde, c'est aussi le parler. Le parler c'est aussi utiliser les mots, les mots dans les titres et les annonces d'intention mais aussi, et surtout, les mots dans l'oeuvre, les mots comme partie intégrante de la démarche. Ceux-ci ont donc une place particulière dans la pratique de Thomas Tronel-Gauthier. Dans la série essentielle des encres, intitulée Water and Words, qu'il continue de décliner dans cette exposition, Thomas Tronel-Gauthier reproduit le processus naturel de dissolution en inscrivant les mots/messages qu'il veut transmettre sur des planches de papier qu'il soumet ensuite à des lavages successifs qui vont peu à peu les diluer jusqu'à la limite de la lisibilité. L'encre coule et s'étale, s'enfonce dans le papier poreux… une forme naît…, une île d'encre dans le blanc… Ces oeuvres délicates, comme en suspens, qui accrochent un regard, noyé parfois à essayer de décrypter les mots, renvoient subtilement à l'inadéquation de ceux-ci à exprimer la réalité vécue des choses.(2) Richard Long travaille un questionnement du même ordre lorsqu'il utilise des mots pour titrer les photos qu'il a prises des figures de pierres construites au fil de ses passages aux confins de la planète et systématiquement dispersées une fois le cliché pris. Apparition, disparition, dissolution expriment ce qui scande notre être-là. La fragilité de notre être au monde.
Le paradigme de l'île
Les deux expositions récentes de Tronel-Gauthier, celle-ci et celle d'Annecy, se réfèrent directement à l'idée d'île. L'île comme un monde petit et clos, petit parce qu'isolé des autre mondes. L'île comme le paradigme de la dispersion progressive, de l'aliénation d'une culture à l'autre.(3) Durant sa résidence dans l'île de Manhattan, l'artiste a pu observer les innombrables fissures au sol qui jonchent la ville, même dans les quartiers les plus triomphalement érigés de gratte-ciels incommensurables. Il y a vu une parabole sur les failles, la fragilité et la vanité du monde. L'oeuvre impressionnante qu'il en a tirée est très explicite : après avoir relevé ses arborescences de fissures par empreinte et moulage, il les a fondues en bronze, puis dressées à la verticale, et fichées dans des blocs de béton, réminiscences assombries de la matière des immeubles new yorkais. Mais le relevé exprime, derrière le monde parfait visant le ciel plutôt que la terre, la fragilité de ces failles qui, naturellement, vont se propager et le fragiliser encore.(4)
L'univers des lois de la nature qui régit notre seule planète est UN nous dit l'artiste. Il se pliera longtemps à nos interventions mais survivra à notre dispersion.
- La première exposition après New York, intitulée Surrounded by Water a eu lieu à Annecy du 29 avril au 18 juillet 2017.
- A ce propos l'artiste mentionne Sartre plutôt que Foucault
- L'artiste a été très marqué par le Brexit
- L'artiste a porté le principe scientifique de la « crack propagation » à l'attention de l'auteur
Ann Hindry
Paris , aôut 2017
Texte écrit à l'occasion de l'exposition personnelle "THE WORLD IS AN ISLAND" à la galerie 22,48 m², Paris.
couretesy galerie 22,48 m²