Thomas Tronel Gauthier
Par Camille Paulhan - avril 2011*

Par ses sculptures culinaires et ses installations souvent dérangeantes, Thomas Tronel Gauthier nous plonge dans un univers tout autant poétique qu'inquiétant, oscillant entre le dégoût et l'haptique enchanteur.

Faire sa petite cuisine

On aurait beau jeu d’imaginer Thomas Tronel Gauthier, grand enfant, en train d’écouter ses rice crispies chantonner (crépiter, surtout) dans son bol de céréales. Cela, ce serait devant ses Membranes colorées de gélatine alimentaire qu’il applique sur les vitres de lieux d’exposition où il est amené à présenter ces œuvres : pas vraiment consommables – ni appétissantes, par ailleurs – mais tout à fait décelables par leur discrets craquèlements. Ou encore, à suçoter salement des roudoudous à la cour de récré (les Os à moelle roudoudoux), faire des pâtés sur la plage (les Nappages), la cuisine avec les grands-parents (les Moullusques) avant de déguster les madeleines conservées dans le pot de fer blanc ([made]leine). Voilà pour l’image d’Épinal, pas forcément fausse mais pas tout à fait exacte. Il y a, c’est certain, une réelle propension chez Thomas Tronel Gauthier à créer un univers qu’on qualifierait sans rougir d’enfantin, voire de ludique si cet adjectif n’était pas devenu ces derniers temps un gros mot. Peut-être même une manière assez amusante de jouer avec la nourriture, rappelant certaines expériences des années 1970, et notamment la Eat-art galerie de Daniel Spoerri à Düsseldorf, dans laquelle ce dernier avait convaincu Richard Lindner de produire des pains d’épices, César des Pouces en caramel ou François Morellet une composition géométrique en chewing-gum. Mais des artistes de cette galerie aux œuvres quasi-comestibles, Tronel Gauthier se rapprocherait peut-être plus d’un Dieter Roth, dont les expériences artistico-culinaires provoquent d’habitude plus le dégoût que la salivation forcenée. Chez le jeune artiste, rien qui suinte, qui transpire, qui pourrit comme chez Roth (qui semblait se délecter de laisser moisir des fromages ou exsuder des bananes), et pourtant, une légère impression de malaise devant ses œuvres en bonbons fondus, en madeleines écrasées ou en flan. De la même manière, on aurait pu penser à Gordon Matta-Clark, qui à la fin des années 1960, s’intéressa à la nourriture dans différentes œuvres, faisant par exemple frire des photographies (Photo-fry, 1969) ou laissant évoluer lentement une sculpture à base d’agar-agar recouverte de différentes substances organiques qui se révélèrent peu ragoûtantes à la longue (Agar, 1970)... Thomas Tronel Gauthier, comme ces deux artistes, n’est pas ce qu’on pourrait appeler un artiste du food-art ; il ne courtise pas les grands chefs ni ne caresse le projet de se mettre à la cuisine. Chez lui, la nourriture est une métaphore, et sa consommation une potentialité qui ne se transforme jamais en réelle possibilité.

Au ralenti

Dans son ouvrage intitulé sans fard Le dégoût (1929), Aurel Kolnai tente de dresser une typologie des différents types de dégoûts : parmi eux, pourriture, excréments, grouillements divers et variés... Rien de tout cela dans le travail de Tronel Gauthier, tout au contraire : il semblerait qu’une part de sa production papillonne actuellement plutôt autour du sucré, du bonbon, du sirop. Or, comme le note Kolnai, le sucré (sans qu’il n’arrive toutefois à en donner une explication précise) entretient une relation particulière avec le dégoût. De la même manière, le collant, le visqueux sont immédiatement perçus comme des objets de dégoût. Or, ces éléments que l’on n’associerait pas forcément d’emblée à l’écœurement, à l’inquiétude, sont bel et bien présents dans certaines œuvres, comme les coulées de bonbon poisseux de sa Saignée, où la sève de l’arbre transpercé tel un hévéa, devenue ici rouge, fait irrémédiablement penser à un sang malade au sein duquel le sucre s’accumule jusqu’à le figer dans son écoulement vital. Jean-Paul Sartre, dans un très beau texte consacré au visqueux (1), relie explicitement le visqueux, « fluide aberrant », au sucré : « Le visqueux sucré est l’idéal du visqueux. » Le visqueux s’accroche, c’est un fluide déconcertant car on n’a même pas besoin de le toucher pour ressentir cette aversion, cette peur qu’il nous colle pour ainsi dire de trop près. Thomas Tronel Gauthier joue de cette ambiguïté avec la Saignée, mais également les Os à moelle roudoudoux. Dans cette dernière œuvre, il utilise également du sucre rouge issu de bonbons mais cette fois-ci figé à l’intérieur d’os à moelle. Je ne suis pas sûre d’avoir connu les roudoudous en vrais coquillages (ils étaient déjà alors dans des coquillages de plastique blanc vendus sous cellophane individuel), mais je peux me rappeler avec assez d’aisance cette répulsion que m’inspiraient ces bonbons à lécher que s’échangeaient mes camarades d’école, et qui prenaient la poussière dans les récréations. Ici, la transposition du coquillage à la vertèbre (humaine ?) a de quoi faire frissonner, nous rappelant par la même occasion que manger un roudoudou est avant tout sucer un os. Tout comme la Saignée pouvait rappeler par analogie un sang passant de l’état liquide à visqueux, ici le rituel quasi-anthropophage ferait plutôt penser à une maladie osseuse, à une pathologie qui viendrait affluer de l’intérieur, irriguant des os d’une blancheur irréprochable. Chez l’artiste, les matériaux que l’on songerait appétissants, réconfortants au premier abord, se révèlent assez souvent foncièrement anxiogènes. Ainsi, s’il utilise le bonbon, il a également fait usage de savon, de flan ou encore de baume du tigre, matériaux bien éloignés des grandes catégories du dégoût selon Kolnai ; ils ont pourtant certaines caractéristiques communes, admises par l’auteur dans sa typologie de l’écœurement : un indiscutable rapport au collant, au visqueux, au gluant. Par ailleurs, les odeurs sont poussées par Tronel Gauthier jusqu’à la nausée. Pour Kolnai, les odeurs sont liées au dégoût, mais ce sont des odeurs généralement répugnantes en soi ; ici, ce sont tout au contraire des odeurs agréables, le savon-qui-sent-bon ou l’odeur assez puissante de baume du tigre, censée soulager les migraines, et ici relativement difficile à supporter. Mais ce serait se tromper que de voir uniquement dans ces différentes œuvres des matières ou des odeurs répulsives, car les formes qu’elles prennent sont également de subtils facteurs de malaise. Thomas Tronel Gauthier imagine ainsi une baignoire de savon, qui semblerait formée par les résidus du produit lavant, un bouchon de baignoire non en caoutchouc mais formé de savonnette et de poils et cheveux divers, ou encore un masque de chantier qui en lieu et place de protéger des odeurs nauséabondes et des poussières engourdit son propriétaire par sa senteur baume du tigre. Ces œuvres qui pourraient paraître au premier abord parodiques semblent plutôt se rapprocher des expérimentations de Robert Gober, où les lavabos, bondes et bougies se chargent d’une corporéité particulière, plus ambiguë que sensuelle. Ici, la baignoire menace constamment de faire glisser son propriétaire, et de s’amenuiser au fur et à mesure de son utilisation, et le Bouchon bouché associe la toute propreté à la saleté quotidienne dans un objet qui n’est pas sans rappeler les cires poilues de Gober ou la blouse touffue de Jana Sterbak. Enfin, il a conçu une inquiétante Baignoire d’après ses propres dimensions ; cela pourrait paraître tout à fait déplacé de le signaler, mais Thomas Tronel Gauthier est grand, très grand même, et le spectateur potentiel a peu de chances de ne pas s’apercevoir de la taille inhabituelle de cet objet. Les baignoires standardisées de salles de bains étant déjà souvent trop exiguës pour les petits gabarits, il a imaginé une baignoire dans laquelle il pourrait sans problème se plonger tout entier. Mais l’objet ressemble à s’y méprendre à un cercueil sur mesure...

La peau des choses

Cependant, ce serait probablement enfermer son travail que de n’y voir qu’une dimension mortifère, en oubliant la dimension tactile (ou plutôt haptique) de ses œuvres. S’il fallait intégrer son travail a posteriori dans une grande exposition, on déposerait précautionneusement quelques-unes de ses fragiles productions au cœur de « L’empreinte » plutôt qu’« Abject art » (2). Il semblerait que Thomas Tronel Gauthier soit un artiste de la peau, pas comme le calife du conte (3), mais plutôt à l’instar de Giuseppe Penone et ses empreintes de paupières, de main ou d’écorces. C’était déjà vrai dans la Membrane évoquée ci-dessus, plus encore dans ses étonnantes empreintes de sable. Comme le sucre, qui peut être à la fois solide et visqueux, le sable est un matériau qui peut connaître des changements d’état, de quasi-liquide à solide. Ici, c’est la dureté du sable qui a retenu l’attention de l’artiste, et tout particulièrement ces arborescences formées par le reflux des vagues à marée basse. Comme on pourrait mouler des lignes de la main, l’artiste a moulé les lignes de sable, non comme Yves Klein qui s’en servait pour produire certaines de ses Cosmogonies au début des années 1960, mais bien pour les transformer en coques, carapaces de plâtre. L’univers aquatique, qui semble relier dans son travail la cuisine à la salle de bains, est également présent dans les peaux de coquillages de Segalliuqoc Acanthocardia, coquillages en pâte de verre dont seul un regard plus attentif peut percer le mystère : il s’agit en fait du moulage du vide entre deux coquillages superposés, sorte d’illustration d’une des nombreuses définitions de l’infra-mince par Marcel Duchamp. Il crée par là-même une nouvelle variété de coques, fragiles, incolores, transparentes, dont le nom alambiqué n’est finalement que leur substantif à l’envers, comme on déshabille un doigt de gant. Dans Bons baisers d’Halong Bay, il tente de restituer un paysage mental dans l’arborescence du plâtre simplement appliqué sur une feuille contre une cimaise. Les fractales et leurs décompositions poétiques ne sont jamais loin, mais il s’agirait ici de fractales empiriques comme dans les Alguorescences, légers mobiles rappelant dans leurs méandres des fougères voire des gorgones immaculées. Pour sa production de multiples à Astérides en 2010, peut-être a-t-il regardé attentivement la mer qui étreint les calanques aux abords de Marseille : limpide mais polluée, d’immenses nappes (malheureusement iridescentes et moirées, fascinantes en somme) d’huile de moteur de bateau la recouvrent. Ainsi, comme l’eau peut avoir une peau d’huile, le travail de Tronel Gauthier s’intéresse à cette propagation, cette prolifération sans limites. C’est le travail d’une Saignée d’arbre qui se déploie comme les coulées de colle de Robert Smithson (Glue Pour, 1969), ou mieux encore, celui du verre en fusion proche de la lave, qu'il utilisera pour mouler peu à peu un flan de sable dans Les Nappages. On ne s’étonnera ainsi pas de la référence volcanique dans cet univers aquatique qui semble passé au ralenti, l’artiste ayant intitulé sa première exposition personnelle "Low velocity Zone", ce qui n'est pas un hasard quand on sait que ce terme désigne la zone sous la croûte terrestre où les matières entrent en fusion ; et la lave de devenir un matériau fascinant, loin du dégoût qu’évoquait Sartre pour « le visqueux [comme] agonie de l’eau » (4). Ne manquait à cet univers mi-géologique mi-aquatique que des stalactites formées au fur à mesure par des gouttes d’eau ou des berniques s’accrochant peu à peu à des rochers : l’artiste aura choisi le second modèle, par le biais des ses proliférants Moullusques, anodins moules à tartelettes contaminant l’espace dans lequel ils se trouvent, ou encore ses Fragments de parasites architecturaux, colonisant les espaces blancs des cimaises. Enfin, comme des bribes archéologiques que l’on aurait retrouvées en creusant le sable, ses Récifs d’éponges, mêlés d’éponges animales, végétales et synthétiques comme trempées dans la porcelaine, et rejoignant ainsi le domaine du cabinet de curiosités, de la gorgone montée sur socle au corail sous verre. Le temps a été figé, comme les verres fondus retrouvés à Pompéi.

C’est probablement sur une œuvre plus ancienne qu’il me faudrait clore ce portrait, avec les poissons de sel de En suspend. On retrouve paradoxalement dans ces « poissons solubles » certaines marques du travail du jeune artiste : l’alimentaire, bien entendu, l’inquiétude également, dans cette mise en scène mêlant habilement la malice d’une chute de poissons arrêtée en plein vol au-dessus d’un bassin à la promesse de leur désintégration sans même qu’ils ne touchent ce qui provoquerait leur dissolution. Malgré leur destin pour le moins tragique, je ne peux m’empêcher en les regardant de les voir comme un point de départ à des légendes, comme la plupart des œuvres de Thomas Tronel Gauthier nous le suggèrent : « Pourquoi la mer est-elle salée ? », semblent-ils ainsi nous conter. À ce type de questionnement, pas de réponse franche mais des invitées poétiques à « s’en laisser conter », pour une fois.

(1) Jean-Paul Sartre, « De la qualité comme révélatrice de l’être », in L’être et le néant : essai d’ontologie phénoménologique, Paris, éd. Gallimard, 2010 (1ère éd. 1943).
(2) L’exposition « L’empreinte » s’est tenue au Centre Pompidou en 1997, tandis qu’« Abject art » a été montrée au Whitney en 1993.
(3) Marc Le Bot, La Folie du Calife, P.O.L. 2001. Dans ce texte, l'auteur évoque l’histoire du calife d’un conte arabe, dont on dit « qu’il fit danser une femme de son harem devant lui et ordonna qu’elle se dépouille de ses vêtements pendant la danse. Il la voulut plus nue encore. Il lui fit arracher la peau. Le conte ne dit pas qu’il ait fait arracher les muscles, les nerfs, les os, comme d’autre voiles cachant une nudité plus intime. »
(4) Ibid, p. 654.



Camille Paulhan

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