| Thomas Tronel-Gauthier, la nature à l'œuvre   « Avec  la mer du Nord pour dernier terrain vagueEt des vagues de dunes pour arrêter les vagues
 Et de vagues rochers que les marées dépassent
 Et qui ont à jamais le cœur à marée  basse… »
 Jacques Brel
   Comme un  travailleur de la mer chaussé de grandes bottes, vêtu d'un jean et d'un pull à  col roulé, une grande pelle en main, il dessine de son pied gauche sur une  plage de sable de la Baie de Somme un grand cercle quasi parfait. Sur  l'horizon, une lame finement aiguisée partage l'espace en deux. Quoique  nuageux, le ciel laisse paraître ici et là quelques percées de bleu et la mer,  qui s'est retirée, a fait place à une zone de marnage, l'estran. Les rides de  courant qui caractérisent celle-ci offrent à voir la mémoire toute fraîche du  lent mouvement des vagues. Thomas Tronel-Gauthier est au travail. Passionné de  morphogénèse, il vient régulièrement sur cette grève pour réaliser, le temps  des marées, le moulage des formes ondulées qui résultent de leur va-et-vient. Au  terme d'une opération très délicate qui en appelle au déroulé d'un certain  nombre de protocoles techniques et matériels, il vise à capturer, in situ, en négatif, le motif laissé par  l'écoulement de l'eau. Il y va d'un engagement du corps et de toute une  gestuelle précise qui actent la relation osmotique que l'artiste entretient  avec la nature. Si sa démarche s'origine dans un rapport direct au réel, ce  n'est point en vue d'en traduire une vision quelconque mais bien plutôt d'en  déduire la possibilité de formes qui ne sont pas visibles à l'évidence et qu'il  cherche à révéler par le truchement de processus spécifiques.
 L'art  de Thomas Tronel-Gauthier est requis par le temps. Il s'applique à traduire  dans la matière quelque chose d'une vitalité qui parcourt la surface du monde  et des choses. A en saisir un instant pour l'ériger en figure métaphorique du  flux essentiel qui les régissent. L'idée d'une géologie, voire d'une  fossilisation y sont à l'œuvre dans le soin que met l'artiste à réaliser toutes  sortes d'expérimentations conjuguant le naturel et l'artificiel, le réel et  l'onirique, la matière et l'imaginaire et qui procèdent d'une sensualité à  fleur de peau.  Cette  façon d'intervenir dans le paysage, d'en prélever des fragments pour les  reverser à l'ordre d'une production plastique, autonome et différenciée, relève  d'une esthétique qui s'apparente aux mouvements du land art et de l'arte povera.  Elle trouve toutefois ses propres marques dans l'intention qu'a Thomas  Tronel-Gauthier de nous convoquer à l'expérience sensible du monde dans un  rapport d'échelle qui joue du local au global et dans la mise en jeu de toutes  sortes d'hybridations matérielles et opérationnelles pour y parvenir. Au  travail, l'artiste se plaît à composer avec les éléments les plus opposés, à  jouer de leurs contraintes, à les faire interagir entre eux, toujours prompt à accaparer  et canaliser les accidents qui peuvent s'en suivre. Il avoue d'ailleurs être  plus intéressé par la cuisine des matériaux et leur manipulation que par le  résultat iconique lui-même, à charge pour lui de prendre en compte les aléas du  travail. Question fondamentale de dialogue et d'échange et d'un juste équilibre  entre ce qui est contrôlable et ce qui ne l'est pas, de sorte qu'au final  l'œuvre trouve sa parfaite plénitude.
 De la  mer du Nord – la région de son enfance – aux bords de l'Atlantique, le voyage n'est  qu'une affaire de simple délocalisation. Thomas Tronel-Gauthier est coutumier  du fait. Friand d'histoire et de culture, il est volontiers nomade et nourrit  son œuvre de toutes les situations qu'il rencontre. A la recherche de  situations inédites, sinon d'ailleurs innommables, il s'attache tant à jouer de  la confrontation de son travail avec le contexte dans lequel il est invité à le  présenter qu'à initier de nouvelles pistes que celui-ci lui suggère. A la  découverte duelle de l'abbaye Saint-Jean d'Orbestier et du patio du musée de  l'abbaye Sainte-Croix, l'artiste a choisi d'opérer en misant sur les deux  tableaux. Ici, à proximité de l'océan, au sein d'une bâtisse séculaire dont  l'architecture définit un lieu de retrait et de silence, à l'écart des  turpitudes extérieures, il met en scène un ensemble de pièces qui en appellent  à la mémoire de la terre et de la mer. Là, en pleine ville, sous l'ample voûte  transparente de l'ancien cloître dont l'ouverture béante sur le ciel instruit  le regard à l'ordre d'une élévation, il s'invente une nouvelle forme en  organisant une sorte de ronde de miroirs absorbants offerts aux éclats du  soleil. Eboulis,  chute, empreinte. L'ensemble des pièces rassemblées à Saint-Jean-d'Orbestier fait  écho à l'idée d'événements naturels dans un rapport au temps que souligne la  multiplication des modules qui les constituent. Leur déclinaison à partir de  plusieurs matrices, semblables à des peaux en négatif, qui sont employées à  leur réalisation les inscrit, tout à la fois réellement et virtuellement, dans  la dynamique d'un continuum qui se développe à l'infini et dont l'origine  remonte à une temporalité indéfinissable. Au centre de la nef, l'éboulis de  clones d'une même roche volcanique, que l'artiste a installé sur un plan  légèrement incliné, tout en longueur, oblige le regardeur à une déambulation  quasi initiatique à l'expérience du temps. Leur aspect de nucleus informes,  colorés dans la masse suivant un processus d'intensité progressif semblable au chiaroscuro de la Renaissance, les font  ressembler à des objets lapidaires issus des profondeurs mêmes du sol. Intitulée Le Commencement (2015-2019), cette  installation qui est une version augmentée d'un modèle antérieur « aborde  tout autant la question de l'origine au travers de celle du multiple et de  l'activité volcanique terrestre que celle de notre rapport à la nature la plus  brute et élémentaire dans cette tentative inquiétante de la substituer par  clonage », selon les propres mots de l'artiste. Métaphore de la naissance d'une  forme, elle interroge la question du double, toujours semblable mais jamais  identique. Il en  est ainsi des moulages qu'a installés Thomas Tronel-Gauthier dans le chœur, au  fond de l'abbaye, et qui s'offrent à voir comme de mystérieuses plaques  fossiles, sombres et brutes de matière. Empreintes négatives du flux de la mer,  elles témoignent de sa curiosité pour les phénomènes mémoriels qui gouvernent  le monde et qui actent sa permanente métamorphose. Entre réplique et  reconstitution, sa démarche se distingue par une posture fondée sur l'idée d'un  constat objectif du réel et qui relève de la pratique d'un enregistrement. A  l'instar d'un scientifique qui travaille le son et qui s'applique à capter  toutes les stridences environnantes, même les plus sourdes, Tronel-Gauthier s'attache  à saisir les imperceptibles mouvements de la nature, plus particulièrement ceux  régis par le grand jeu cosmique des planètes. C'est dire ce que condensent en  elles ces plaques aux allures tant de monumentaux silex d'un autre âge que de  grandes tablettes cunéiformes portant en surface l'écriture du temps.
 Conçue  comme une cascade dont les flots s'écouleraient à l'intérieur même de l'abbaye  sans que l'on n'en sache rien de sa source, La  Chute se déploie quant à elle à la croisée du transept pour rejoindre le  sol en terre battue de la nef. Réalisée à partir de toute une série de moulages  en silicone, dans une variation de couleur turquoise, pigmentée dans la masse,  de plusieurs empreintes de sable au moment de l'estran, elle opère en évocation  de la présence voisine de la mer. « La couleur, dit Thomas  Tronel-Gauthier, m'intéresse surtout quand elle est liée au matériau en vue de  produire du sens. » L'aspect lumineux et translucide de La Chute trouve  ainsi sa justification plastique dans la fonction même de l'objet suggéré et  participe à souligner aussi bien la dynamique des flots que la sonorité propre  à l'idée de cascade. En total contrepoint de forme, de couleur et de matière  avec les autres pièces, quelque chose d'un ressassement et d'un timbre clair  est ici à l'œuvre qui anime – au sens premier du mot – l'espace, c'est-à-dire  lui donne l'apparence de la vie.
 Sur le  mur de son atelier, juste au-dessus de son ordinateur, Thomas Tronel-Gauthier a  accroché différents documents de travail parmi lesquels figurent deux  photographies et un plan de l'espace vide du patio, deux reproductions de  cartes de Tarot représentant « Le Monde » et une photocopie du schéma  ovale de la vesica piscis. Cette  figure géométrique dont le nom signifie en latin la « vessie du  poisson » procède de l'intersection de deux cercles de même diamètre dont  le centre de chacun fait partie de la circonférence de l'autre. Autant d'images qui soulignent la forme en amande de la structure de la couverture transparente du cloître à  laquelle l'artiste fait écho. Si la forme en mandorle du miroir qu'il a pris  pour modèle répond à celle de la vesica piscis, la ronde qu'il a organisée  d'une trentaine de moulages de celui-ci, au centre du patio, détermine un  cercle parfait. Légèrement incliné, chacun d'eux est fixé sur un support qui le  tient comme en suspens au-dessus du sol, face interne plus ou moins teintée  dans la masse de pigment jaune, verso totalement recouvert de peinture noire. Intitulée In the yellow Haze of the sun –  littéralement, « Dans la brume jaune du soleil » –, cette  installation est à mettre une nouvelle fois en relation avec l'intérêt de  l'artiste pour tout ce qui touche au cosmos, au mécanisme astral, partant à  l'universel. Ce qui la distingue est sa dimension, sinon fictive du moins  poétique, en ce qu'elle évoque l'image une éclipse solaire. Étant donné sa  forme circulaire fermée, le spectateur ne peut l'appréhender que de l'extérieur  et ne voir jamais qu'à moitié le recto et le verso de l'ensemble. En tournant  autour – comme il se doit -, il en découvre la dynamique propre au phénomène céleste  et, du fait de sa déambulation – le dos noir des miroirs masquant  alternativement la face lumineuse interne, l'un après l'autre -, se trouve en  situation de le créer lui-même. Thomas Tronel-Gauthier place ainsi le regardeur  au cœur d'une expérience esthétique relationnelle, à l'échelle de l'univers,  dans un rapport à l'espace et au temps décidément inédit.
 Philippe Piguet, commissaire  des expositions.
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