IN-NATURA
/ DOC, Paris
/ 09.09.2017 >16.09.2017

A l'occasion des 10 ans de l'association Artaïs / to celebrate the 10th anniversary of Artaïs
avec / with : Cécile Beau, Sylvie Bonnot, Caroline Corbasson, Dominique Ghesquière, Fabien Léaustic, Julie Legrand, Emmanuel Régent, Lionel Sabatté, Thomas Tronel-Gauthier et Tatiana Wolska.

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avec oeuvres de Fabien Leaustic (à gauche) et Caroline Corbasson (à droite)

Oeuvre produite avec le soutien de l'association Artaïs

avec oeuvres de gauche à droite de Cécile Beau, Thomas Tronel-Gauthier, Caroline Corbasson et Fabien Leaustic.

CATALOGUE d'exposition édité par l'Association Artaïs avec textes (par ordre d'apparition) de Marie Gayet, Marie Cantos, Sylvie Fontaine, Céline Maillard, Marie-Elisabeth de La Fresnay, Pauline Lisowski, Véronique Terme, Françoise Perrachon, Nadine Poureyron, Gilles Kraemer, Dominique Chauchat, Anne-Pascale Richard
http://www.artais-artcontemporain.org/assets/catalogue_expo_in_natura.pdf

« Mais alors... à quoi rêve la matière ?
– Au cours des choses. Der Lauf Der Dinge, ajouta-t-il doctement, un sourire en coin.
– Et... est-ce qu'elle cauchemarde ?
– Bien sûr.
– A quoi donc ? m'enquis-je, incrédule.
– Au cours des choses, pardi ! Der Lauf Der Dinge, répéta-t-il. »
Puis, il partit dans un grand rire. Glaçant.*

Plongée au cœur de la matière, là où, entre les atomes, il n'y a qu'un terrifiant silence. Celui du cosmos et des fonds marins. Zoom massif dans l'éther. Travelling arrière dans les paysages parfois arides, parfois humides des temps suivants l'anthropocène. Bienvenu-es In-natura. Natura : la force qui engendre, étymologiquement. Et vous êtes convié-es à l'intérieur de cette nature (la préposition in signifie « dans » ou « sur » en latin), mais aussi contre, tout contre, envers et contre elle (le suffixe in exprime l'antonymie en français).
C'est une drôle de fête que vous réservent les artistes invité-es par Artaïs afin de célébrer ses dix-ans – gare aux flammes des bougies, elles pourraient réduire en cendres le monde environnant. D'autant qu'il souffle un vent des plus ballardiens sur cette exposition. Un néon déchire le ciel (Zibens). Mauvais présage : un Oiseau – entre vol suspendu et mise en garde placardée. L'iconographie peinte ou sculptée de Lionel Sabaté se déploie tandis que se déverse, sans fin, la poix d'une sombre Cariatide. Vivant pris au piège de ressources bientôt taries ? Imminence de l'effondrement** ? Songez-vous, également, à la série des « Quatre Apocalypses » de l'auteur de science-fiction, J. G. Ballard ? Tout y est : engloutissement, cristallisation, dessiccation, glaciation, érosion***. Vous ne sauriez dire ce qui s'avère le plus angoissant, n'est-ce pas, du souffle continu de la catastrophe ou de l'inertie soudaine de ce qui vécut, un temps ? Car qu'elle soit à jamais pétrifiée ou en perpétuelle déliquescence, la nature qui se trouve ici re-fabriquée conduit à la même dérive – délicieuse incompréhension des durées figées, dilatées, remodelées par les verres de microscopes ou de télescopes malades. Dérivons donc entre les œuvres et leurs temporalités propres.
Rien n'interdit plus de convoquer des temps immémoriaux – oublions que les sols en ont, de la mémoire – et de se souvenir d'André Leroi-Gourhan (1911-1986), penseur de la techné et spécialiste de la Préhistoire qui, dans « L'Aube des images ou le fantôme de la forme », évoque « la quête du fantastique naturel » et « le sentiment esthétique qui pousse vers le mystère des formes bizarres, coquilles, pierres, dents ou défenses, empreintes de fossiles ». Et de tenter : « Ce qu'il y a de mystérieux et d'inquiétant même à découvrir dans la nature une sorte de reflet figé de la pensée est le ressort de l'insolite. »**** Ainsi des deux mâchoires de daurade argentées traçant les symboles « plus petit que » et « plus grand que » pour emprisonner une portion d'impensable sur le bleu de la cimaise (Les Nuits de Meltem). De même, Sculpture for a void de Caroline Corbasson enfermant en sa silhouette géométrique le vide autour duquel s'organise l'intelligence artificielle, quand les tracés de Sylvie Bonnot rendent aux paysages proprement sublimes qu'elle photographie leur fascinante organisation, quasi mathématique.
Humain-es, peut-être aurez-vous le sentiment d'être les agent-es de catalyse d'une nature qui porte en elle son devenir mutant ? À titre préventif, quelques gestes s'apparentant à d'étranges actes de dévotions : Dominique Ghesquière tissant patiemment un tapis d'Herbes rares ; Emmanuel Régent dessinant avec minutie des plantes connues pour leurs vertus létales. En l'occurrence, la ciguë, poison du philosophe, vibrant, comme toujours chez l'artiste, des pixels de l'image d'origine trouvée sur Internet. Rien ne semble cependant pouvoir arrêter le cours des choses. Ni enrayer le mécanisme kaléidoscopique actionnant la réorganisation en univers parallèles tantôt poétiques, tantôt désopilants, toujours déroutants. Des réalités à rebours, pleines de merveilleux oripeaux : bimbeloterie pyroclastique (Thomas Tronel-Gauthier), souches aux pieds manufacturées (Cécile Beau), parures cristallines pour arbres morts (Julie Legrand), barrières de coraux plastiques thermosoudés (Tatiana Wolska) et autres Récifs d'éponges aux lampes à huile. Le romantisme post-apocalyptique est déjà loin, la nature déviante qui se fraye un chemin vers vous est de rebuts et d'artefacts constitués.
It's time to wake up. Le nez dans votre tasse de thé, vous contemplez la fine pellicule irisée agrégeant des territoires aqueux (Fabien Léaustic). Les durées ne se sont pas encore ramassées sur elles, vous observez une autre dérive, celle des continents. Puis la formation des massifs, les débuts de la cartographie, et bientôt : d'autres désastres à venir. Qui a dit que l'après n'avait pas le sens de l'humour ?

Marie Cantos

* Chose prétendument entendue.
** Jared Diamond, Effondrement (2004), Gallimard, coll. Folio essais (n° 513), Paris, 2009.
*** James G. Ballard (1930-2009) fait successivement paraître, entre 1962 et 1966, Le Vent de nulle part, Le Monde englouti, Sécheresse, et, enfin, La Forêt de cristal.
**** André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole. Tome 2 : La Mémoire et les rythmes (1964), Albin Michel, Coll. Sciences d'aujourd'hui, Paris, 1965, pp. 213-214.

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Un art oraculaire

Traverser l'œuvre de Thomas Tronel-Gauthier nous fait vivre à la fois un voyage à travers le temps et l'espace, et un arrêt hors du temps, en terra incognita.

Fossiles venus du fond des âges, les Moullusques (2009), moulages en porcelaine brute de moules à gâteaux imitent les agrégations des colonies de berniques. Venus du fond des eaux, les Récifs d'éponges (2007-2010), également en porcelaine blanche, mêlent éponges naturelles et synthétiques dans l'ambiguïté de leurs formes et de leurs fonctions. L'île engloutie, l'une des nombreuses traces de sa résidence aux îles Marquises, ou la Valise aux morphogénèses , nous invitent au voyage et au dépaysement, à la découverte d'autres contrées. Mondes réels et images mentales de mondes inconnus : tout ici se croise et se confond.

Le voyage est aussi rencontres. Si l'humain est bien présent dans cette œuvre, il reste souvent discret, mais laisse transparaître l'intérêt de l'artiste pour l'Autre. Son travail accueille les singularités de ceux qui croisent son chemin. Ainsi, Ke'a tuki (2012) est une pièce composée d'un pilon en lave traditionnellement utilisé par les Marquisiennes et de répliques en plâtre dont la couleur tend au fur et à mesure vers le blanc. Cette évocation « d'un des derniers vestiges de la culture des ancêtres », en suspension entre ciel et terre, montre sa fragilité, et la vulnérabilité des sociétés humaines. Le choix du pilon, à la forme parfaite pour sa fonction, témoigne des recherches de Thomas Tronel-Gauthier sur l'origine des formes, que nous retrouvons par exemple dans les Peintures Noires (2014-2015), arborescences fractales issues d'un geste simple : écraser la peinture entre deux surfaces, puis les séparer. Et regarder ces objets physiques remarquables que l'artiste fait advenir en peaufinant ses gestes et en adaptant les outils au résultat souhaité.

Les traces de l'eau sur le sable, de la marée, du flux et du reflux... « la mer, la mer toujours recommencée »*... Comment rendre compte de ses dessins, de ses modelés, lorsqu'on est plasticien ? Par l'empreinte, technique à la mise en œuvre délicate, pour un événement à la durée de vie située entre deux vagues ! Avec The Last Piece of Wasteland, Thomas Tronel-Gauthier, invente une technique de prélèvement et de fossilisation de l'impermanence. De cet objet de résine et de sable, il fait une icône inspirée de la statuaire bouddhiste : La Mécanique des fluides (2014), recouverte de feuilles d'or, en modifie le sens autant que l'esthétique.

C'est à une transfiguration que l'on assiste. La mer, source de beaucoup des œuvres de Thomas Tronel- Gauthier se fait eau primordiale, fécondante. Dans le travail de l'artiste, les forces de la nature sont en œuvre. Tel un chamane, il capte les énergies et en solidifie l'essence en des icônes de cette religion laïque qu'est l'art. En cela, il redonne du sens à notre monde en déshérence.

J'imagine une rétrospective de tout ce travail comme un ensemble ethnographique évoquant une civilisation disparue : les traces d'un monde perdu, d'une ville engloutie, d'une culture adoratrice de l'eau sous tous ses avatars, mais aussi férue de sciences ; des objets trouvés issus de cultes inconnus et mystérieux. C'est un voyage dans la mémoire, dans les récits de notre enfance, ceux que nous lisions et ceux que nous nous inventions, récits du passé et récits de l'avenir, préfiguration des traces que nous laisserons après la fin du monde (Les Oracles, 2013).

Dominique Chauchat

* Paul Valéry, Le cimetière mari