A PERTE DE VUE
/ La Halle - centre d'art contemporain, Pont-en-Royans
/ 12.06.2021 > 11.09.2021

Cécile Beau / Nelly Monnier / Thomas Tronel-Gauthier
Commissariat : +/-6 (Catherine Barnabé, Giulia Turati)

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 À perte de vue présente les œuvres réalisées par Cécile Beau, Nelly Monnier, Thomas Tronel-Gauthier durant leur résidence de recherche, à l'automne 2020 au Château de l'Arthaudière – site patrimonial dominant la vallée de l'Isère, face au massif majestueux du Vercors. Ce projet est porté par la création à même le paysage. Les œuvres de l'exposition montrent le rapport des artistes à celui-ci, alors même qu'ils sont en train de le définir.
L'invitation proposait un cadre de recherche transversal et poreux qui pouvait enrichir les pratiques complémentaires des artistes – peinture, sculpture et installation – réunis pour la première fois en trio. Si tous intègrent la question du paysage à leurs recherches habituelles, ils sont rentrés, pour ce projet, en dialogue autour d'une thématique commune : le stéréotype du milieu naturel comme environnement de repos, otium, contemplation, immersion, retour à l'essentiel, réflexion... Il s'agissait donc de déconstruire ces clichés tout en expérimentant de nouvelles pistes de travail grâce à ces mêmes notions.
Le titre se veut évocateur et ambivalent en même temps. Il s'ancre à la fois dans la symbolique liée à la notion de paysage et au contexte de la production des œuvres, c'est-à-dire la résidence à Saint-Bonnet-de-Chavagne. Face au(x) paysage(s) parcouru(s) par les artistes, le sentiment de grandeur ressenti en regardant l'étendue des plaines depuis les crêtes des hauts plateaux rentre en résonnance, d'un côté avec la silhouette du massif observée de loin depuis l'atelier au Château, de l'autre, il est contrastant avec le site troglodyte de la Halle où la ligne d'horizon s'efface dans le village enclavé de Pont-en-Royans.
Le parcours de l'exposition s'articule alors comme une promenade parmi ces différents décors naturels et alterne les points de vues subjectifs, des éléments manufacturés, mais aussi des échantillonnages organiques. Dans un renvoi constant des formes et des matières, les œuvres des artistes permettent au visiteur de passer du végétal au minéral, de peintures d'intérieur décoratives aux moulages de cartes reproduisant la région entière.
À mi-chemin entre un carnet de voyage et le recollement d'un territoire, l'exposition porte un regard autre sur des éléments familiers, naturels, culturels, imaginaires... Puisant dans la géologie, la botanique, la cartographie, mais aussi s'appuyant sur des objets vernaculaires et l'imaginaire montagnard, les œuvres livrent un panorama nourri d'images tant imprégnées de références collectives que d'une singularité propre.

(...) Thomas Tronel-Gauthier développe un travail de sculpture à partir d'empreintes de paysages. La technique du moulage lui permet de créer des œuvres de manière presque archéologique, c'est-à-dire de passer de l'étape du prélèvement sur un site (ou objet) spécifique à une version manufacturée qui sera montrée.
Pour A perte de vue, l'artiste propose trois œuvres qui résonnent comme trois variations autour de la géographie du massif. Des tirages pris d'une carte en relief permettent de mettre en tension une vision macroscopique et une forme microscopique, créant des mises en abyme qui ponctuent le parcours de l'exposition.
Dans Climb Every Mountain, par exemple, l'artiste propose une sculpture imposante et fragile à la fois. Placés comme dans un château de cartes, les moulages immaculés s'érigent dans la 1re salle, dans un équilibre précaire. Non sans se référer à la candeur des sommets enneigés, l'œuvre porte en soi l'élévation et le possible effondrement de ce milieu naturel de plus en plus fragilisé par l'action de l'homme. En écho à cette pièce, Les Emergées proposent ce même territoire comme un archipel cartographié à même le mur. Les reliefs du Vercors dans cette version morcelée et insulaire, font aussi bien référence au passé submergé(1) qu'à un possible futur où la montée des eux aurait eu raison des efforts de préservation de notre environnement. Enfin, Cavités caverneuses propose un voyage chromatique dans les reliefs et les entrailles du massif. Les volumes ont été créés selon la technique traditionnelle des terres mêlées. L'artiste condense ainsi dans ces céramiques les couleurs des roches qui l'ont accompagné durant la résidence : les couleurs chaudes de la plaine autour du Château, celles plus froides des montagnes. Dans un jeu de pistes à parcourir, les volumes pleins laissent apparaitre les empreintes des cimes tout en portant des ouvertures dans lesquelles on devine leur creux. La même relation entre l'intérieur et l'extérieur, le vide et le plein, se retrouve dans l'œuvre Noix bijoux. Plus discrètes, ces coquilles de noix ramassées dans la région(2), portent en elles un détail précieux insoupçonné. 

Giulia Turati - Directrice du centre d'art et co-commissaire de l'exposition

(1) Durant son plus jeune âge géologique, la région était en effet une mer.
(2) Dans l'arboretum du Grand séchoir de Vinay, consacré aux espèces de noix locales et exotiques.

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Des plus hautes crêtes aux souterrains

À perte de vue, le paysage nous entoure et nous sommes immergés. À perte de vue, le paysage est lointain, à l'horizon il promet. À perte de vue, c'est d'abord le paysage comme représentation, le monde qui, parce que figuré, parce que désigné comme tel, devient paysage. Celui-ci concerne avant tout le regard de celui qui l'observe, la position qu'il adopte et le cadrage qu'il lui impose. Mais observer, ce n'est pas pratiquer un espace. On demeure en surface, en surface de ses plateaux, de ses reliefs, de sa végétation, même au fond de ses cavités, on est à sa surface. Car le paysage est vivant, il est relationnel ; un entrelacement d'habitats, d'êtres qui en font l'expérience quotidienne en pratiquant son espace organisé. Visage concret de la géographie, mais aussi des écosystèmes qui le construisent, il n'est pas que nature : « Le paysage, c'est la nature prise dans les filets de l'histoire humaine, dans les chronologies, les échelles, les rythmes, les découpages et les dispersions de l'histoire humaine. »(3) Il faut donc une immersion longue pour réellement en pratiquer son espace, peut-être même faut-il le parcourir, le vivre et en faire son environnement toute une vie durant pour véritablement y prendre part et le comprendre.

Toutefois, en adoptant une posture extérieure, en s'affirmant comme observateur au regard vierge, en se pensant en pays étranger, on peut le scruter dans toute sa surface et se laisser surprendre. Lui permettre d'apparaître. Y voir ce que ceux qui le pratiquent ne voient plus. C'est ce regard qui le fait matière. Et pour en faire matière, on peut d'abord le contempler, se laisser porter par toutes ses immensités. On ne domine pas le paysage, on ne peut que s'incliner devant lui. Pourtant, il est possible de s'en approcher, de le toucher d'un peu plus près. C'est ainsi que l'on peut comme Cécile Beau en collecter des morceaux, comme Thomas Tronel-Gauthier en reproduire les textures ou encore, comme Nelly Monnier en extraire l'expérience de ses habitants, de ceux qui le font devenir lieu. Comme un marcheur qui le parcourt, ils se sont arrêtés à des points de vue. Ils ont sélectionné ce qui a capté leur regard, ce qui pourra témoigner de leur passage, malgré tout ils ont tenté d'entrer en dialogue paysagé.

Le paysage est dense : composé de tous ces écosystèmes, il s'offre aussi au temps. Les jours s'écoulent certes, les mois, les années se succèdent et s'y empilent. Plusieurs échelles se côtoient ; les durées deviennent éventuellement des périodes. Mais lorsqu'on se trouve à même le paysage tout cela se confond au présent, le défilement des événements ne peut plus être linéaire. Accumulation de mémoires, circularité des saisons, cohabitation des récits, effacement, lenteur, traces ténues et présences. Les temps particuliers du paysage. Une certaine pérennité. « Le paysage participe de l'éternité de la nature, un toujours déjà là, avant l'homme, et sans doute après lui. En un mot, le paysage est une substance. »(4)

Ici, le paysage est massif, il est montagne, il est crêtes. Il est vertical en hauteur et en souterrain. Dans son horizontalité, il est plaines et plateaux. Il est à perte de vue.

Catherine Barnabé - co-commissaire de l'exposition

(3) Jean-Marc Besse, La nécessité du paysage, Marseille, Éditions Parenthèse, 2018, p.15.
(4) Anne Cauquelin, L'invention du paysage, Paris, Presses universitaires de France, 2000, p.20.

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Interview radiophonique réalisée le 11 juin 2021 pour l'émission "A portée de voix" sur Radio Royans : (à partir de 12'30)

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À perte de vue est une invitation du collectif curatorial +/-6 (Catherine Barnabé, Giulia Turati). Projet initialement financé dans le cadre de Paysage-paysages 2020 du département de l'Isère et soutenu par la Fondation Bullukian. Résidence hors les murs en partenariat avec les Amis de l'Arthaudière et la commune de Saint-Bonnet-de-Chavagne. Recherches effectuées avec la complicité du Grand Séchoir de Vinay et du Jardin des fontaines pétrifiantes de La Sône.